CONCLUSIONS. Mme Céline GUIBE, Rapporteure publique

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1 N , ACAT, ASER 9 ème et 10 ème chambres réunies Séance du 16 décembre 2022 Lecture du 27 janvier 2023 CONCLUSIONS Mme Céline GUIBE, Rapporteure publique Depuis plus de 7 ans, le Yémen est le théâtre d une guerre civile entre les forces loyales au gouvernement du président Hadi, soutenues par une coalition militaire menée par l Arabie saoudite, et les forces rebelles Houthis, soutenues par l Iran, qui contrôlent plusieurs parties du territoire, dont la capitale Sanaa. Cette guerre a provoqué l une des plus graves tragédies humanitaires, causant la mort de près de personnes, selon le PNUD, et poussant plus de 15 millions de personnes dans l extrême pauvreté 1. Une trêve conclue le 2 avril 2022, qui a apporté une relative accalmie, a expiré le 2 octobre dernier, sans que les parties ne parviennent à un accord pour la reconduire 2. Plusieurs rapports 3, émanant notamment du Conseil des droits de l homme de l ONU comme d ONG, ont mis en exergue des violations des droits de l homme et du droit humanitaire au Yemen, émanant de toutes les parties au conflit, et qui résulteraient, notamment, des frappes aériennes menées par la coalition arable touchant, de manière indiscriminée, les personnes et les biens civils 4. Alors que le Conseil de sécurité de l ONU a adopté, en 2015, un embargo sur les armes à destination des rebelles 5, certains acteurs de la communauté internationale, dont le Parlement européen, ont appelé à interdire également les ventes d armes à destination des membres de la coalition arabe 6. Cette adresse prend appui, notamment, sur deux instruments internationaux juridiquement contraignants pour les Etats-parties. Le premier, négocié sous l égide de l ONU, est le Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté le 2 avril 2013 et ratifié par la France en avril 2014, qui vise à réglementer le commerce international d armes classiques. Il interdit aux Etats-parties d autoriser un transfert d armes dont ils ont connaissance qu elles pourraient servir à commettre un 1 A la fin de l année PNUD, Assessing the impact of War in Yemen, 23 novembre ONU, communiqué : Yémen : la fin de la trêve est marquée par une reprise inquiétante d incidents ciblant les civils, 4 novembre Dont l objectivité a été contestée par le gouvernement officiel du Yemen. 4 Rapport du Groupe d éminents experts internationaux et régionaux sur le Yémen au Conseil de droits de l homme, Une nation abandonnée : un appel à l'humanité pour mettre fin aux souffrances du Yémen, 14 septembre Résolution 2216 (2015), étendue par la résolution 2624 (2022). 6 Résolution du Parlement européen du 11 février 2021 sur la situation humanitaire et politique au Yemen (2021/2539(RSP)) et résolutions antérieures citées. 1

2 génocide, des crimes contre l humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils, ou d autres crimes de guerre 7. Le second instrument est propre à l Union européenne. Il s agit de la position commune n 2008/944/PESC du 8 décembre , qui fixe, à travers une série de critères régissant l examen des demandes d autorisation d exportation, des règles proches de celles du TCA, mais dont le champ d application excède les seules armes classiques 9. C est en invoquant ces principes que l association Action sécurité éthique républicaine (ASER), qui a pour objet de promouvoir les droits de l homme dans le champ de la paix et de la sécurité, a, le 1 er mars 2018, demandé au Premier ministre de suspendre les licences d exportation de matériel de guerre et matériels assimilés à destination des pays membres de la coalition dirigée par l Arabie Saoudite. Sa demande ayant fait l objet d un refus implicite, elle a saisi le tribunal administratif de Paris, qui a rejeté sa demande d annulation par un jugement du 8 juillet Le tribunal a jugé que le refus était détachable de la conduite des relations internationales de la France, de sorte que la juridiction administrative était compétente pour en connaître, mais a rejeté la requête au fond, en jugeant que les instruments internationaux dont la requérante invoquait la violation n étaient pas d effet direct. Tant l ASER que l Association des Chrétiens pour l Abolition de la Torture, qui était intervenante en première instance, ont formé un recours contre ce jugement. Ces appels ont été rejetés par deux ordonnances du premier vice-président de la cour administrative d'appel de Paris du 26 septembre 2019, prises sur le fondement de l article R du CJA, au motif que la décision en cause avait le caractère d acte de gouvernement. L ACAT et l ASER vous en demandent l annulation, étant précisé que les associations Action contre la faim, Salam for Yemen, Medecins du Monde et Sherpa, intervenues en appel au soutien de l ASER, se sont jointes au pourvoi formé par l ASER. L association Sherpa s étant désistée de l instance, vous pourrez lui en donner acte. La divergence entre les juges du fond quant à la qualification, ou non, d acte de gouvernement est au cœur du débat en cassation. 1. Nous ne dresserons pas un panorama de la jurisprudence, familière, et rétive à toute systématisation 11, relative aux actes qui échappent à votre contrôle parce qu ils mettent en 7 Article 6, 3. 8 Modifiée par la décision (PESC)2019/1560 du 16 septembre Parmi ces critères, énumérés à l article 2, l exportation est prohibée, notamment, en cas d incompatibilité avec les obligations internationales incombant aux Etats-membres au titre du TCA (1er critère, b ter), ou s il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international (2e critère, c), ou encore lorsque l exportation est susceptible de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale (3e critère). La position commune européenne prévoit, en outre, que les Etats tiennent compte du comportement du pays acheteur à l égard de la communauté internationale, et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international, notamment humanitaire (6 e critère). 10 Publié à l AJDA, n 37/2019, p. 2187, avec une note de T. Mulier, «Le tribunal administratif de Paris donne d une main pour reprendre de l autre». 11 L on a coutume de dire que, faute pour l ancien critère du mobile politique, condamné en 1875 par la décision 2

3 cause les rapports du gouvernement avec un Etat étranger ou un organisme international. Nous nous en tiendrons à la distinction classique 12 opposant les mesures qui sont tournées vers l ordre international, que le juge administratif ne saurait contrôler sans s immiscer dans la conduite de l action diplomatique, et les mesures qui sont tournées vers l ordre interne, qu il contrôle, parce qu elles peuvent être appréciées indépendamment de leurs origines ou de leurs incidences internationales 13. Reste que faire le départ entre les deux n est pas toujours facile. Et vous vous livrez, pour ce faire, à une appréciation circonstanciée, qui tient compte, non seulement de la nature de l acte contesté et de son objet, mais aussi de son contexte et de sa portée sur la politique étrangère de la France. Comme le relèvent les auteurs du GAJA, on retrouve là, sous une forme nouvelle et dans des limites plus étroites, des considérations de caractère politique et plus précisément ici, diplomatique qui sont à l origine, historiquement, de la notion d acte de gouvernement 14. A cet égard, il n est pas possible de suivre les pourvois qui déduisent du fait que les autorisations ou les interdictions d exportation d armes constituent des mesures de police réglant les rapports entre l Etat et des opérateurs économiques qu elles seraient naturellement tournées vers l ordre interne, et qu elles ne pourraient basculer dans la catégorie des actes de gouvernement que parce qu elles se borneraient à faire application d un acte international, et, plus particulièrement, d une mesure d embargo décidée par le Conseil de sécurité des nations unies ou par le Conseil de l Union européenne. Il ne s agit pas de minimiser les incidences de ce type de décisions dans la sphère interne. Les exportations d armes représentaient 11,7 milliards d euros de prises de commandes pour les industriels français en Au sein de cet ensemble, l Arabie Saoudite se classait au 4 e rang des principaux clients, avec la commande d un véhicule blindé de combat, de 18 canons de gros calibre, de 5 hélicoptères d attaque et de 7 installations ou lanceurs de missiles. Et depuis 2012, le total cumulé des commandes atteint 10 milliards d euros pour l Arabie Saoudite et 4,6 milliards d euros pour les Emirats arabes unis 15. Mais il n en demeure pas moins, comme le relève le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, que, par leur objet même, qui est de fournir des Etats en équipements militaires, ces décisions sont indissociablement liées à la politique étrangère de la France. Leur nature n est pas exclusivement commerciale, mais aussi diplomatique, et elles peuvent être utilisées, dans le cadre, ou non, de coopérations de défense, comme des instruments de la relation bilatérale avec l Etat importateur, ou, plus généralement, pour peser sur des équilibres régionaux aux fins de renforcer la sécurité de la France ou la stabilité internationale. Prince Napoléon, d avoir été remplacé par un autre, l on en est réduit à en dresser la liste, au fil des précédents (not. GAJA, cité infra). 12 P. Duez, L acte de gouvernement, V., notamment, sur cette distinction, les conclusions du président Genevois sur Sect., 22 décembre 1978, Vo Thanh Nghia, n 2348, au rec. ; ou encore l analyse du président Vigouroux sur Ass., 10 octobre 1993, Royaume Uni de Grande-Bretagne et d'irlande du Nord et Gouverneur de la colonie royale de Hong-Kong, n , au rec. 14 Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23 e éd., p Rapport au Parlement sur les exportations d armement de la France

4 De sorte que la justiciabilité, dans l ordre administratif, des décisions d autoriser ou de refuser des exportations de matériel de guerre relèvera d une appréciation au cas par cas. L on ne peut que partager, sur ce point, l analyse des chroniqueurs à l AJDA de votre décision d Assemblée Greenpeace France (n , au rec., qualifiant d acte de gouvernement la décision de reprendre les essais nucléaires avant que la signature du traité d interdiction totale de tels essais ne le prohibe pour l avenir), lesquels relevaient que «c est dans un contexte international donné qu un acte est regardé comme un acte de gouvernement. Dans un autre contexte, un acte analogue aurait relevé de la compétence des juridictions» Que nous enseignent, à ce titre, vos précédents en matière d exportations d armes? On trouve d abord trois décisions, anciennes, correspondant à des litiges indemnitaires. Mettons de côté la première, en date du 14 janvier 1959 (Société française d armement, n 39107, au rec.), qui admet votre compétence pour connaître d une interdiction d exporter des armes de chasse commandées par le Gouverneur du Nord-Vietnam. Cette décision ne concerne pas du matériel de guerre soumis au régime général de prohibition, et s inscrit dans un contexte colonial étranger aux relations diplomatiques avec un autre Etat souverain. La deuxième, en date du 29 juin 1962 (n 53929, au rec.), concerne le refus opposé à la Société Manufacture des machines du Haut-Rhin de délivrer l autorisation d exporter du matériel militaire en Syrie à la suite de l affaire de Suez. Votre Assemblée a écarté, au fond, l existence d une faute, alors que, comme vous le savez, la responsabilité pour faute de l Etat ne peut être recherchée à raison d un acte de gouvernement 17. Il est difficile d en tirer un enseignement décisif, les conclusions étant muettes sur la qualification d acte de gouvernement, et la solution retenue sur ce point ne nous paraissant, à titre personnel, pas évidente compte tenu du contexte dans lequel s inscrivait l interdiction. Peut-être s expliquet-elle, tout simplement, par le fait qu il est délicat, pour le juge, de retenir qu un acte n est pas détachable de l action diplomatique de la France lorsque le gouvernement ne le soutient pas devant lui. C est la même configuration que l on retrouve dans l affaire Société Robatel du 19 février 1988 (n 51456, au rec.), concernant l interdiction d exporter des matériels destinés à une usine de retraitement des combustibles irradiés au Pakistan, que vous avez jugée détachable même si elle trouvait son origine dans la volonté d obtenir des garanties du Pakistan contre le risque de prolifération nucléaire. Selon les conclusions du président Massot, il ne paraissait guère possible d opposer d office la théorie de l acte de gouvernement alors que la mesure d embargo ne constituait pas la mise en œuvre directe d un accord international, en dépit de pressions américaines en ce sens. Relevons aussi, ce qui n est pas neutre, que l affaire ne concernait pas du matériel de guerre, même s il s agissait de matériel sensible. 16 AJDA 1995 p. 684, «La décision de reprise d une série d essais nucléaires est un acte de gouvernement, J.-H. Stahl et D. Chauvaux octobre 1968, Levy, n 71894, au rec ; 27 juin 2016, M. B..., n , aux tables. S agissant de l engagement de sa responsabilité sans faute, le point n apparaît pas nettement tranché en jurisprudence, même si l on ne distingue pas d élement qui s y opposerait (v., à ce sujet, l analyse d E. Crépey sur la décision M. B..., préc. et celle d A. Lallet sur la décision Mmes K... et A..., infra). 4

5 A fronts renversés, la décision Société Héli-Union du 12 mars 1999 (n aux tables), retient la qualification d acte de gouvernement à propos du refus opposé à cette société d exporter des matériels de guerre en Lybie, assorti d une injonction de «réimporter» des hélicoptères présents sur ce territoire, pris en application d une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies portant embargo sur le matériel aéronautique à destination de ce pays. Deux ans plus tôt, ce même embargo avait donné lieu, à l initiative de la même société, à une décision portant cette fois, non pas sur une mesure individuelle, mais sur un décret appliquant la résolution du Conseil de sécurité, qui en déclinait les mesures d exécution correspondant à la suppression des autorisations préalablement délivrées et à l interdiction des exportations futures (Société Héli-Union, 12 décembre 1997, n , au rec.). Ce décret a été jugé non détachable de la conduite des relations internationales de la France, «dans les circonstances où [il] a été pris», alors qu il était impossible de porter une appréciation sur son bien-fondé sans porter un jugement sur le bien-fondé de la résolution du Conseil de sécurité. 3. Ceci nous inspire, pour l appréciation du cas d espèce, les réflexions suivantes Tout d abord, comme au président Piveteau (conclusions sur l aff. n , préc.), il ne nous paraît pas indifférent que la décision contestée corresponde à une mesure individuelle, ponctuelle, d autorisation ou d interdiction adressée à un exportateur déterminé, qui est plus aisément détachable de la conduite des relations internationales qu une mesure générale d embargo ou de refus d embargo, qui découle directement d un choix de politique étrangère, effectué, soit collectivement, par les Etats au niveau du Conseil de sécurité de l ONU ou du Conseil de l Union européenne, mais qui peut aussi être effectué par la France de sa seule initiative, en considération de ses intérêts propres sur la scène internationale. On relèvera que ce type de raisonnement n est pas cantonné à la sphère des exportations d armes puisque votre décision GISTI et MRAP du 23 septembre 1992 (n , , au rec.) qualifie d acte de gouvernement des circulaires du ministre de l éducation nationale instaurant une sorte d «embargo universitaire» à l égard des ressortissants irakiens dans la foulée de la guerre du Golfe. En l occurrence, il ne fait pas de doute que la décision contestée est de portée générale : les requérantes ne cherchent pas tant à obtenir la suspension de chacune des licences individuelles octroyées aux pays de la coalition arabe engagés au Yemen dont on relèvera que, rien que pour l Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, elles s élèvent au nombre de 243 pour qu à obtenir un embargo général sur les armes à destination de ces pays, qui n aurait d ailleurs pas de sens s il se limitait aux autorisations déjà accordées sans interdire également l octroi de nouvelles licences. Or une telle décision, qui ne peut manquer de détériorer profondément la relation bilatérale avec l Etat importateur, et qui, par ailleurs, est susceptible de peser sur les équilibres géostratégiques dans la péninsule arabique, procède directement d un choix de politique étrangère, discrétionnaire sous réserve des engagements internationaux de la France revêtant une portée juridique contraignante C est ici qu intervient la question de la prise en compte de tels engagements pour apprécier la justiciabilité des mesures en cause. 18 Rapport au Parlement, précité. 5

6 A la différence du précédent Héli-Union, nous ne sommes pas dans le cas, simple, de la mesure d exécution d un accord international où la question posée est celle de la marge de manœuvre du gouvernement français : s il est, en quelque sorte, en situation de compétence liée par rapport à l acte international, le juge déclinera sa compétence ; si le gouvernement a, au contraire, le choix des procédés 19, parmi ceux qui sont disponibles dans l ordre interne 20, pour mettre en œuvre la décision internationale, le juge pourra apprécier le bien-fondé de ce choix. Le refus de prononcer une mesure d embargo ne résulte pas directement d un acte international, et il est soutenu, à l inverse, qu il enfreint des normes de droit international contraignantes, qui ont, précisément, été conçues pour s appliquer à ce type de situations. S il apparaît légitime qu une telle infraction puisse, si elle est avérée, être sanctionnée par un juge, il n en découle pas, toutefois, que cet office incombe au juge administratif, dont la compétence d attribution est, constitutionnellement, limitée aux actes administratifs. En toile de fond figure la question de l opposabilité, en droit interne, de la norme internationale dont la violation est invoquée. Il est vrai qu en toute rigueur, celle-ci doit demeurer sans incidence sur la qualification d acte de gouvernement, puisqu elle ne peut peser qu en aval, une fois votre compétence admise, pour apprécier la légalité de l acte attaqué. Vos précédents n en font donc, logiquement, pas mention, mais il n est pas rare, à l inverse, que les conclusions de vos commissaires du gouvernement se penchent sur l invocabilité des moyens d inconventionnalité soulevés, voire, sur le sort qui pourrait leur être réservé au fond 21. Et en pratique, il nous semble que la sphère des mesures régies par des traités d effet direct recoupera, le plus souvent, celle des actes détachables. L effet direct manifeste la volonté des Etats signataires de ne pas cantonner à la seule sphère internationale les actes qui relèvent du champ d application d un traité, mais de leur faire produire des effets dans l ordre juridique interne. Il en résulte que le juge national pourra, en principe, connaître de leur bien-fondé sans s immiscer dans la conduite de l action diplomatique. A l inverse, la présence d une norme internationale qui ne crée des obligations qu à l égard des Etats ne permettra pas, en principe, de détacher l acte contesté de la sphère internationale. Le respect d une telle norme n a vocation à être sanctionné - dans les limites que l on connaît que devant les juridictions internationales. Or nous n avons guère de doute pour exclure, en l espèce, tout effet direct des stipulations invoquées. Le TCA impose des obligations dans le seul chef des Etats parties, à savoir, à 19 Selon la formule du président Massot (concl. sur Robatel, préc.). 20 Bien entendu, il ne peut s agir d un choix des procédés dans l ordre international, puisqu alors, ce choix relèverait aussi de la conduite de l action diplomatique de la France. 21 V., notamment, les concl. du président Denoix de Saint Marc sur Ass. 11 juillet 1975, Paris de Bollardière, n 92381, au rec., s agissant de l invocation de la Convention de Genève sur la haute mer, que la France n avait pas ratifiée, ou encore de M. Sanson sur Ass., 29 septembre 1995, Association Greenpeace France, n , au rec., s agissant de l invocation du traité Euratom. V. également, dans une configuration différente, les concl. du président Piveteau sur Société Héli-Union, 12 décembre 1997, n , au rec., s agissant, cette fois, de l incidence de l effet direct de l acte international dont l acte interne constitue une mesure d exécution. 6

7 l article 6, une interdiction d autoriser les transferts d armes classiques qui violeraient des mesures d embargo de l ONU ( 1) d autres obligations internationales ( 2) ou dont l Etat aurait connaissance qu ils pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l humanité ou des crimes de guerre ( 3), et à l article 7, des obligations d évaluation préalable susceptibles de mener à une interdiction en cas de risque prépondérant. S agissant des autorisations déjà accordées, l Etat partie est seulement encouragé, et non tenu, à les réexaminer en cas de nouvelles informations pertinentes ( 7). Bien sûr, le Traité a vocation, par ricochet, à protéger les droits des combattants ou des civils qui pourraient être victimes de ces armes. Mais cet objectif ne peut être atteint que par l intermédiaire de l action des Etats signataires qui doivent adopter, conformément à l article 14, les mesures nécessaires pour faire appliquer les lois et règlement nationaux mettant en œuvre les dispositions du Traité. Si les ONG sont reconnues, dans le Préambule, comme pouvant contribuer à concourir à sa mise en œuvre, c est le rôle de vigie et d alerte démocratique des acteurs de la société civile qui est ainsi souligné, ce qui reste sans incidence sur la nature juridique des actes pris par les Etatsparties pour mettre en œuvre le Traité. L absence d effet direct de la position commune 2008/994/PESC du 8 décembre 2008, laquelle, s agissant d un acte relevant de la PESC, doit également être passée au tamis des critères de votre jurisprudence GISTI de (11 décembre 2006, X, n , au rec.), est tout aussi indubitable. Cet acte est pris sur le fondement de l article 15 du TUE (actuel article 29), qui vise les décisions adoptées par le Conseil de l Union européenne définissant la position de l Union sur une question particulière, les Etats membres étant ensuite chargés de «veiller à la conformité de leurs politiques nationales» avec ces positions. Et, de fait, c est uniquement dans le chef des Etats-membres que la position commune européenne définit des obligations d évaluation et de respect de certains critères pour l examen des demandes d autorisation d exportation qui leurs sont soumises. On relèvera aussi que l article 4 de cette position, qui fixe une procédure d information et de consultation pour l appréciation des autorisations portant sur des transactions similaires à celles qui auraient été refusées par d autres Etats-membres, précise que la décision de procéder au transfert ou de le refuser est laissée à l appréciation nationale de chaque Etat-membre. Aucun de ces textes n impose aux Etats exportateurs de suspendre des licences déjà accordées, même s ils y sont encouragés, et aucun de ces textes ne prévoit l adoption d une mesure d embargo généralisée à destination d un pays, alors que le respect des exigences du droit international humanitaire s apprécie au niveau de chaque transfert d armes individuel il n est par exemple, pas neutre, pour l appréciation des risques, que la licence concerne un matériel de défense antiaérienne ou un matériel de combat et que les risques peuvent, le cas échéant, être prévenus, à l échelle de chaque licence, par la mise en œuvre de mesures d atténuation. Ces instruments internationaux ménagent donc aux Etats une certaine marge de manœuvre, d ordre diplomatique, quant aux moyens concrets mis en œuvre pour respecter leurs engagements. Si les requérantes se prévalent également de l article 2 de la Charte des Nations Unies, celuici, qui est relatif au recours à la force dans les relations entre Etats, n est pas d effet direct et n a pas de rapport avec les enjeux du litige. 22 Ass., 11 avril 2012, n , au rec. 7

8 L insertion de la décision en cause dans ce corpus d engagements n est donc pas de nature, à nos yeux, à rattacher le refus contesté de suspendre les exportations d armes à destination de la coalition arabe à l ordre interne français Reste la question, la plus délicate selon nous, des conséquences à tirer de l existence d une réglementation nationale relative à la délivrance de licences d exportation de matériels de guerre et assimilés vers des Etats non membres de l Union européenne. Relevons, qu en soi, l existence d une base juridique en droit interne ne fait pas obstacle à la qualification d acte de gouvernement, ainsi que le démontre le précédent Société Héli-Union, de 1997, où le décret contesté avait été pris sur le fondement d une disposition du code des douanes autorisant la suspension des exportations en cas de nécessité de défense ou de tension extérieure. En l occurrence, l article L du code de la défense prévoit que l'autorité administrative peut à tout moment suspendre, modifier, abroger ou retirer les licences d'exportation qu'elle a délivrées, pour des raisons de respect des engagements internationaux de la France, de protection des intérêts essentiels de sécurité, d ordre public ou de sécurité publique ou pour non-respect des conditions spécifiées dans la licence. Le législateur a donc défini un régime juridique de la suspension des licences, et renvoyé au pouvoir réglementaire le soin d en déterminer la procédure, laquelle réserve, notamment, à l exportateur la faculté de présenter ses observations. Peut-on en déduire qu en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu fixer les critères légaux au regard desquels un juge devrait apprécier, non seulement, la légalité d une suspension, mais aussi, symétriquement, d un refus de suspendre une licence d exportation et, implicitement, que ce choix commanderait d admettre leur justiciabilité? En cas de réponse positive, il serait alors indifférent que les stipulations du TCA ou les énonciations de la position commune ne soient pas d effet direct, puisqu ils se trouveraient aspirés dans l ordre interne, la loi devant être regardée comme autorisant une invocabilité d exclusion. Les travaux préparatoires de la loi du 22 juin , dont ces dispositions sont issues, mentionnent que les décisions de suspension, qui font grief, pourront faire l objet d'un recours devant les juridictions administratives 24. Le législateur n avait toutefois à l esprit que les seuls recours susceptibles d être intentés par les industriels contre une mesure de suspension, et non les recours qui pourraient émaner de tiers à l encontre d un refus de suspendre. Et nous peinons à tirer de la simple mention par la loi, très générale, des engagements internationaux de la France la conséquence qu il faudrait mécaniquement admettre la justiciabilité des refus de suspension. Cette référence figure uniquement à l article du code de la défense relatif aux mesures de suspension ou d abrogation, mais n a pas été inscrite au nombre des conditions subordonnant la délivrance initiale des licences, qui correspond pourtant au stade auquel les obligations pesant sur les Etats-membres sont les plus étendues, en termes d évaluation préalable et de prohibitions absolues. Et le TCA n était pas en vigueur 23 Loi du 22 juin 2011 relative au contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre. 24 Sénat, rapport n 306 de M. Josselin de Rohan, commission des affaires étrangères. 8

9 à la date de l adoption des dispositions en cause. Nous y voyons, plus simplement, une dérogation au principe général, aujourd hui codifié à l article L du CRPA, selon lequel les actes créateurs de droit, parmi lesquels figurent les licences d exportations d armes, ne peuvent plus être retirés à l issue d un délai de quatre mois. Nous ajouterons que cette exception est ménagée au profit exclusif de l administration, de sorte que les tiers ne sauraient s en prévaloir ce qui ne nous semblerait d ailleurs pas neutre, si vous deviez admettre votre compétence pour connaître de la décision contestée, quant à l appréciation de la recevabilité des demandes. Nous pensons donc que l article L du code de la défense ne s oppose pas à la qualification d acte de gouvernement de la décision en cause. Il n est d ailleurs pas évident qu il s y opposerait, par principe, s agissant d une décision individuelle de suspension opposée à un exportateur. Pour ce type de décision, en dépit de l instauration d une procédure formalisée par le code de la défense, vous pourriez envisager de continuer à distinguer, comme vous l aviez fait dans le précédent Société Héli-Union de 1999, selon qu elles trouvent leur origine dans le contexte international embargo, dégradation des relations avec l Etat d importation ou dans le contexte national du fait, notamment de l absence de respect par l exportateur des conditions d octroi de sa licence prévues par le droit interne. Quoi qu il en soit, vous pouvez, en l espèce, vous déterminer au regard du seul fait que la décision dont il vous est demandé l annulation, qui correspond au refus de prononcer une mesure d embargo de portée générale, n est pas régie par les dispositions de l article L du code de la défense, qui s appliquent aux seules décisions de portée individuelle, pour en déduire qu aucune norme de droit interne ne rattache l acte en cause à la sphère intérieure. 4. Au terme de cette analyse, vous aurez compris que la mise en œuvre des critères classiques de votre jurisprudence conduit, selon nous, à retenir la qualification d acte de gouvernement Les pourvois vous invitent néanmoins à écarter, ou, du moins, à dépasser, la théorie traditionnelle de l acte de gouvernement en présence des actes de politique étrangère susceptibles d affecter des droits individuels, tels que les exportations d armes, qui pourraient être utilisés par leur destinataire final pour commettre des crimes de génocide, des crimes contre l humanité ou des crimes de guerre. Selon les requérantes, le juge interne devrait intervenir pour faire respecter la prohibition de tels crimes, sans en laisser la tâche à la seule Cour pénale internationale. L on ne peut que partager le souhait que d éventuelles violations du droit international humanitaire puissent trouver leur juge. Mais l on ne peut que constater aussi que votre office est constitutionnellement circonscrit au contrôle des actes administratifs, ce qui n est pas le cas des décisions non détachables de l action diplomatique 25. Nous ne sommes, à cet égard, pas certaine 26 que l acte non détachable est celui qui échappe nécessairement, par sa nature, à tout contrôle juridictionnel. On peut ainsi imaginer que si un acte, de nature purement diplomatique, emportait infraction aux nomes du droit international humanitaire, il puisse à la fois échapper à la compétence de la juridiction administrative, pour ce qui concerne 25 A. Lallet, concl. sous Mmes K... et A..., n Comme l idée a pu en être émise (id.). 9

10 l appréciation de sa légalité, et tomber, s agissant de ses auteurs, sous le coup de la justice pénale française au titre de la complicité de crimes de guerre. Sauf à remettre en cause, plus radicalement, votre jurisprudence déniant la qualité d actes administratifs à ceux qui relèvent de la conduite de la politique étrangère de la France, il ne nous semble pas possible de consacrer l exception proposée par les pourvois Les requérantes invoquent la méconnaissance du droit au recours, mais vous avez déjà écarté une telle critique, sur le terrain de l article 13 de la Convention EDH, dans une décision M. D du 30 décembre 2015 (n , au rec.). Comme le relevait E. Cortot-Boucher dans ses conclusions, quand bien même vous constateriez une atteinte au droit au recours conventionnellement protégé, vous n en seriez pas pour autant autorisé à sortir de votre champ de compétence pour y remédier. La décision rendue par la Cour EDH le 14 septembre 2022, dans un contexte très différent, à propos des demandes de rapatriement des familles de djihadistes détenus dans les camps de Syrie, ne vous incitera pas à modifier votre analyse puisque, si elle ne statue pas sur le terrain de l article 13 de la Convention, elle juge, en ce qui concerne l application de la théorie des actes de gouvernement, qu il ne lui appartient pas de s immiscer dans l équilibre institutionnel entre le pouvoir exécutif et les juridictions de l État défendeur ni de porter une appréciation générale sur les hypothèses dans lesquelles elles déclinent leur compétence (n s 24384/19 et 44234/20, 281). La critique développée sur le terrain de l article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l Union européenne appelle une réponse identique. Point n est besoin, à cet effet, de saisir la Cour de justice d une question préjudicielle, étant précisé que les requérantes ne peuvent utilement invoquer l arrêt R (28 mars 2017, C 72/15), qui ne se prononce pas sur la question de la justiciabilité des actes nationaux relevant de la politique étrangère, mais, uniquement, sur la faculté pour la Cour d apprécier la validité de décisions adoptées par les institutions de l Union dans le cadre de la PESC Nous voudrions, enfin, ajouter un dernier élément d éclairage relatif à la jurisprudence des cours suprêmes étrangères en matière de contrôle des exportations de matériel de guerre 27. Les juridictions anglaise, et belge, ont eu à connaître de recours similaires à celui dont vous êtes saisis. La Cour d appel d Angleterre et du Pays de Galle a, par un arrêt du 20 juillet 2019, suspendu des licences d exportation à destination de l Arabie Saoudite 28. La cour n a pas contrôlé, au fond, les mérites de la vente d armes à ce pays, mais le défaut de prise en compte, par l autorité publique, des critères fixés par la loi britannique 29 reprenant, notamment, ceux de la position commune européenne du 8 décembre Le secrétaire d Etat ayant, au terme d un réexamen, décidé la reprise des exportations faute de risque clair de violation du droit international humanitaire 30, une nouvelle plainte devrait être prochainement examinée. C est également, au regard des critères de la position commune européenne, introduits dans l ordre 27 L analyse qui suit s appuie sur les recherches de la cellule de droit comparé du Centre de recherches et de diffusion juridique du Conseil d Etat. 28 Campaign Against Arms Trade v. Secretary of State for international Trade, [2019] EWCA Civ 1020, 20 juin Export Control Act, Secretary of State for International Trade, Trade Update, 7th July

11 interne par l effet d un décret, que le Conseil d Etat belge a prononcé, à plusieurs reprises, entre 2019 et 2021, la suspension de licences d exportation à destination de l Arabie Saoudite, faute de motivation adéquate au regard des risques que les armes servent à commettre des violations graves du droit international humanitaire au Yemen 31. Ainsi, c est au regard de dispositions de droit national contraignant introduisant, dans l ordre interne, les exigences découlant du droit international ce qui n est pas le cas en France -, que ces deux juridictions ont été amenées à donner satisfaction aux requérants. On relèvera, qu en Allemagne, l exigence d une atteinte aux droits subjectifs du requérant fait obstacle, en dépit de la justiciabilité de principe de l ensemble des actes de la puissance publique, à l introduction d un recours analogue à celui dont vous êtes saisi. En Espagne, c est le classement secret-défense des décisions relatives à l exportation d armes qui a empêché, jusqu à présent, l exercice d un contrôle du juge, en dépit de la fin de l immunité juridictionnelle des actes politiques 32. Quant aux Etats-Unis, où a cours la doctrine, proche de votre théorie des actes de gouvernement, de la political question 33, c est à l occasion d un recours en matière d exportation d armes que la Cour suprême a reconnu au Président des Etats-Unis une compétence exclusive en matière de conduite des relations internationales 34, la Cour fédérale du 9 e circuit classant clairement les décisions d accorder ou non une aide militaire à une nation étrangère parmi les questions politiques insusceptibles de recours 35. Dans ce tableau contrasté, le constat de votre incompétence ne constituerait pas une position isolée. Si vous nous suivez, vous confirmerez donc, au fond, l analyse du premier président de la cour administrative d appel de Paris. 5. Il vous restera à écarter, alors, deux moyens moins délicats. Le premier est tiré de ce que le premier président de la cour de Paris aurait méconnu son office, et le droit à un recours effectif, et qu il aurait dénaturé les pièces du dossier et commis une erreur de droit en rejetant sa requête par ordonnance sur le fondement du dernier alinéa de l article R du CJA. Il faut voir, dans la mention de ces dispositions, une erreur de plume, l ordonnance étant, à l évidence, fondée sur les dispositions du 2 du même article, qui permet de rejeter les requêtes ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative. 31 Arrêt n du 14 juin 2019 ; n du 9 mars 2020 ; n et du 7 août 2020 et du 5 mars V., s agissant d une demande de communication de documents en lien avec des exportations d armes vers l Arabie Saoudite, Tribunal supérieur de justice de Madrid, 15 septembre 2021, n 9628/ Baker v Carr (1962), qui interdit au pouvoir judiciaire de se prononcer s il devait, pour résoudre la question posée prendre une décision de pure opportunité qui ne relève pas à l évidence du pouvoir judiciaire. 34 United States v Curtiss-Wright Export Corporation, 299 US 304 (1936). 35 Corrie v Caterpillar, n , 17 septembre

12 L on ne peut que s étonner, en revanche, de l usage de l ordonnance dans une telle affaire, la question étant, on l a vu, délicate, et ayant donné lieu à une prise de position contraire des juges de première instance. Vous pourriez vouloir transposer votre jurisprudence Finamur (Section, 5 octobre 2018, n , au rec.) prise pour l application du dernier alinéa de l article R du CJA, et censurer un usage abusif de l ordonnance qui confine, ici, au refus du débat collégial. Si nous ne vous proposons pas de le faire, c est uniquement parce qu une censure purement disciplinaire ne présenterait, si vous retenez l incompétence de la juridiction administrative, aucune utilité pour les requérants. Quant au dernier moyen, tiré de ce que l ordonnance serait entachée d une contradiction de motifs, il manque en fait. PCMNC à ce qu il soit donné acte de son désistement à l association Sherpa et au rejet des pourvois. 12